Devenu un notable anglais après le triomphe massif de Different Class il y a deux ans, Pulp a depuis traversé les turbulences: départ d'un guitariste pilier historique, conception difficile d'un nouvel album. Alors que sort le grave et gonflé This Is Hardcore, Jarvis Cocker explique, dans un entretien outrageusement personnel, comment il a sauvé son groupe: en enfermant son exubérant double hors du studio, en revenant sur terre. Et en faisant du vélo.
James Bond possède ici son gigantesque hangar attitré, Kubrick achève péniblement Wide Eyes Shut. Aux vénérables studios de Pinewood, pourtant habitués à tous les excès, on n'avait encore jamais vu ça de mémoire de machino: quatorze décors à la sophistication d'une porcelaine Wedgwood, des dizaines de beautés adolescentes papillonnant dans les coursives, une semaine de tournage... Le dernier clip de Pulp, pour la chanson This Is Hardcore, a envisagé Hollywood en bordure de Londres, convoqué la décoration d'Hitchcock: on pense au bungalow en altitude de La Mort aux trousses, aux bureaux de Vertigo, à la jet-set de La Main au collet.
Une production titanesque qui joue contre le camp de la chanson: plus Jarvis Cocker retourne au sordide ordinaire, plus l'image flirte avec la flamboyance, l'insouciance. Comme si l'image ramenait de force le kitsch et l'easy-listening dans une chanson désertée par ces travers d'hier, quand Pulp commençait à cabotiner sérieux avec son imagerie dandy seventies, à se croire dans Austin Powers.
Pour l'instant, dans un hangar sexy comme ceux d'un aéroport, des pom-pom girls répètent religieusement l'une des scènes du clip, sous de vastes et imposants lustres de cristal. Sur les tapis de satin rouge, tout n'est que luxe et sexe. Le glauque ne commence pourtant qu'à quelques centimètres de là, à la frontière d'un hors-champ que les filles traversent sans cesse, scintillantes sous les lumières, soudain moroses et mélancoliques quand elles boivent du café tiède dans des gobelets en plastique.
C'est justement à cette frontière entre la classe et la crasse que se tient, à nouveau, la musique de Pulp, revenue à l'ombre qui préfigurait la gloire, quand Jarvis Cocker n'était encore que cette endive à lorgnons Sécurité sociale que son Sheffield natal ignorait royalement. Une pauvre petite chose sans intérêt qui se vengeait à la plume, dans des textes parmi les plus bouleversants écrits sur cette face cachée de l'Angleterre celle dont Martin Parr a pris les photos.
La main sur le sexe avec une moue sans équivoque, un technicien admire le ballet mécanique des filles en se poilant: This Is Hardcore, fanfaronne-t-il. Dès que leur chorégraphe leur lâche un peu la plume, les filles se battent à coups de plumeau ou piaffent d'impatience en attendant que le costumier leur donne leur tenue de gala.
Pour rappeler tout le monde à l'ordre, des affiches préviennent que c'est du sérieux, qu'un film sur le tournage est également en réalisation. Le making-of d'un clip: on rêve, là. A cet effet, une caméra interviewe les filles dans un décor improvisé, tapissé de gros seins arrachés aux pages 3 de la presse populaire. Aucune des filles interrogées n'aime Pulp, toutes aiment Hollywood. Gêné, le réalisateur du making-of interrompt son tournage.
Dans le hangar voisin, une chambre rose pastel sert de bonbonnière à une Grace Kelly de fête foraine: au pied de son lit, dans une effusion de moulures dorées, Jarvis Cocker mime le détective de ce clip au scénario embrouillé. "L'idée, flambe le réalisateur américain Doug Nichol, c'est qu'en 98, quelqu'un retrouve les rushes oubliés d'un film policier hollywoodien des fifties et décide de finir le film." Et dire que pendant ce temps-là, on cherche des boulangers, des plombiers... Le visage légèrement arrondi, l'air apaisé, Jarvis Cocker se plie à l'idiotie crâneuse de l'exercice, attend des heures que quelque chose arrive, qu'on règle au millimètre près, puis dans toutes les nuances de l'orangé, un projecteur qui sera de toute façon éteint quand tournera enfin la caméra. Incroyable à quel point il a l'air de s'ennuyer au milieu de ces playboys gominés, de ces pin-up gratinées, lui qui vient de revenir la queue entre les jambes de la jet-set, sauvé de la noyade.
Car Jarvis Cocker est désormais sorti du cinéma, il goûte enfin pleinement et lucidement la vie au sein de Pulp. Lui qui s'était laissé aveugler par les projecteurs avec la gloire du précédent album Different Class s'est réveillé en douleur l'année dernière, le jour où Russell Senior, le violoniste, guitariste, mélodiste et seconde mémoire du groupe, a quitté le cirque. Avec lui, c'était le passé, la bonne conscience de Pulp qui abandonnait le groupe. Remplacé par un musicien affectueusement baptisé "le nain", ce départ sans pincettes aura été l'électrochoc qu'il fallait pour réveiller Pulp de son rêve doré. On a donc retrouvé à Pinewood le même Jarvis Cocker que celui rencontré une première fois début 92. Un Jarvis Cocker sur le qui-vive, en danger et ambigu. Un Jarvis Cocker, la faim et la trouille au ventre, réconcilié avec sa part d'ombre. On avait souvent vu Jarvis Cocker entre-temps, mais on n'avait encore jamais revu celui-ci.
Jarvis Cocker: J'ai réalisé récemment que nous avions donné notre premier concert il y a presque dix-huit ans... Ça signifie que dans ma vie, j'ai passé plus de temps au sein de Pulp que hors de Pulp. Ça m'a effrayé, déprimé. Vu que je n'ai aucun souvenir des cinq premières années de ma vie, ça ne me laisse que très peu de temps à moi seul... Adulte, je n'ai été qu'un membre de Pulp.
Vraiment adulte?
C'est le problème: j'ai l'impression d'encore et toujours prolonger l'adolescence. Avant, c'était l'apanage des groupes mais aujourd'hui, ça s'est étendu à l'ensemble de la population: personne ne veut être adulte. Alors on achète des disques, des fringues, on conserve la même coupe de cheveux... On passe directement de l'adolescence à l'andropause. Il n'y a plus d'adultes. C'était le thème de notre single Help The Aged: continuer à mal se conduire à un âge où on est censé se calmer. Ce qui m'a fichu un coup, c'est de réaliser que j'étais aujourd'hui plus âgé que mon père le jour où il a quitté la maison, en nous abandonnant... A mon âge, il était marié, avait un fils, avait divorcé. Et moi, je n'ai rien fait de tout ça.
Tu parlais d'un âge où on est censé se calmer. Après quelques années d'excès (tu dis, sur l'album, "des substances m'ont rendu malade"), en ressens-tu le besoin?
Je me suis beaucoup calmé. Il le fallait. Ce n'est pas tant pour ma santé que je m'inquiétais, mais plutôt pour mon cerveau. Je peux faire subir les pires outrages à mon corps du moment que mon cerveau, lui, ne trinque pas. Si je ne peux plus faire confiance aux ordres que me transmet ma tête, là, oui, je suis en danger. Et ça m'est arrivé ces dernières années. Sur l'album, je chante aussi: "Pourquoi faut-il qu'on se tue à moitié pour se prouver que l'on est vivant?" Ces dernières années, l'Angleterre n'a été qu'une gigantesque fiesta. C'est bien de s'amuser, mais encore faut-il savoir ce que l'on fête. Et là, c'était la fête pour le plaisir de la fête. Ça en devenait une routine lugubre. Le problème des drogues, c'est qu'elles affectent mon propre cerveau mais ne changent pas le monde. Elles ne changent que ma vision du monde. C'est du chiqué. Les gens, les amis, ce n'est pas mal non plus les drogues ne sont là que pour les remplacer... Mais bon, je ne suis pas Robbie Williams, je n'ai pas eu à passer par un centre de désintoxication (sourire)...
Toute ta vie, tu as lutté pour la gloire finalement rencontrée avec l'album Different Class. Que reste-t-il à conquérir après?
L'ennemi était facile à trouver: avec le succès vient généralement la lâcheté. Les groupes jouent tranquillement sur leur fonds de commerce, sur leurs recettes. Ma trouille était que Pulp tombe dans la formule, la répétition. C'est pour ça que le nouvel album a pris plus de temps qu'aucun autre. Il fallait avancer, ne surtout pas se relâcher. Ma hantise, c'est la routine: faire un disque, une tournée... C'est pour ça qu'en ce moment, je travaille sur une série d'émissions de télé pour Channel 4, des émissions sur les voyages une d'entre elles sera consacrée à la maison du Facteur Cheval. Si j'ai monté ce groupe, c'était pour éviter coûte que coûte d'aller au travail. Ça me tuerait si Pulp devenait un job, une carrière.
Votre succès t'a-t-il parfois échappé?
Ça m'a inquiété quand la presse tabloïd a commencé à s'intéresser à moi. Parce que tout ce que j'ai écrit vient de l'endroit où ils fouillaient: ma vie privée... Je me pose souvent la question: est-ce que je ne donne pas trop de moi-même en pâture dans mes chansons? Ai-je le droit d'exploiter la vie de mes proches pour écrire, d'utiliser leurs sentiments? Je me rassure en me disant que moi, à la différence des journalistes, j'ai une raison de le faire. Alors qu'eux, tout ce qui les intéresse, c'est de savoir qui je baise. Aucune motivation artistique (rires)... Du coup, les paroles du nouvel album ont été écrites différemment: c'est moins de l'observation que de la réflexion... Au lieu de scruter les autres, je me suis regardé moi-même.
Tu ne pouvais plus voir les autres: Pulp a passé des mois sur la route. As-tu perdu le contact avec ton univers de prédilection?
J'ai perdu le contact avec mes amis, par la force des choses. Pendant un an, j'ai vécu dans ma bulle, où rien ne bougeait: il suffit de jouer chaque soir les mêmes chansons dans le même ordre. Les gens, je ne les rencontrais que pendant une heure ou deux, en étant certain de ne jamais les revoir. Et quand je suis redescendu sur terre, je me suis rendu compte que le monde avait avancé alors que moi, je n'avais rien fait. Certains copains étaient devenus pères de famille, de nouvelles émissions de télé avaient émergé, un nouveau Premier ministre était arrivé... Il a fallu se réhabituer à cet univers, même si ce n'est plus pareil. Je ne peux plus aller au pub, j'ai honte quand on me montre du doigt. Je ne veux surtout pas que ce soit un événement quand je vais boire une bière (rires)...
On t'invite, un peu comme un bouffon, dans des quizz-shows. As-tu parfois l'impression d'être prisonnier de ton personnage?
C'est un personnage que j'ai moi-même inventé... Parfois, nous n'avons plus rien en commun. Le personnage qui monte sur scène, qui fait rire les gens à la télé, ce n'est pas moi. Ce n'est qu'une toute petite partie de moi que j'ai gonflée jusqu'à la rendre énorme, dont j'ai exagéré les traits. Je le reconnais mais... C'est un peu comme la première fois où on se voit en vidéo: on se découvre de nouvelles facettes, on voit sa nuque, sa façon de marcher, de bouger les mains pour la première fois... Ça m'avait beaucoup perturbé de me voir, pour la première fois, de l'extérieur. Ça me rappelle ce film trash des seventies, The Man who haunted himself avec Roger Moore. L'histoire d'un homme d'affaires qui pète les plombs, se plante en voiture et se retrouve à l'hôpital. Il a un arrêt du coeur, on le ranime et soudain, il y a deux signaux cardiaques à l'écran de l'électrocardiogramme: l'accident a libéré son double. Lui était impuissant, ennuyeux, travailleur. Mais son alter ego est un flambeur, un déconneur, un champion de billard. Tout le monde préfère le nouveau. Et les gens disent à cet homme d'affaires "Qu'est-ce qui t'est arrivé, hier soir, tu étais à pleurer de rire?" Et c'est exactement ce que j'ai fait: je me suis trouvé un double plus drôle, plus sympathique, plus à l'aise. Et les gens préfèrent cette version manufacturée au vrai Jarvis Cocker. Il faut dire que celui-là, peu de gens le connaissent. Récemment, au Rock Circus de Londres, une statue en cire de moi a été exposée. Maintenant que cet alter ego a trouvé une forme définitive, je suis débarrassé de lui. C'est un peu comme Le Portrait de Dorian Gray... Sauf que c'est lui qui reste jeune et moi qui peux enfin vieillir, mener ma vie comme je l'entends. Ça paraît idiot, mais cette statue de cire m'a libéré d'un poids. Si les gens veulent voir le comique, ils n'ont qu'à aller au Rock Circus.
T'es-tu parfois senti honteux dans ce rôle?
Il s'est passé, en Angleterre, une chose curieuse au milieu des années 90: tout un pan de la musique, qui était jusqu'alors considérée comme alternative, est devenu la norme. Comme si une génération perdue avait soudain voix au chapitre. Nous avions beaucoup en commun avec ces groupes: nous étions passés de l'école au chômage, en faisant de la musique pour tuer le temps. Mais pour la société, nous étions invisibles, abandonnés sur le bord de la route. C'est pour ça que nous avions appelé le premier album Freaks: je vivais dans un entrepôt transformé en squat, avec plein de gens bizarres et j'étais convaincu que j'allais devenir un freak, un monstre. Je n'avais pas vraiment envie de faire partie de la société, mais je trouvais injuste d'être à ce point relégué dans la marge, interdit d'entrée. Quand, soudain, des années plus tard, on m'a offert la possibilité de faire partie de ce mainstream, j'ai pensé que je n'avais pas le droit de refuser, que ça rendrait la société plus intéressante si des gens comme nous y étaient reçus à bras ouverts. Si j'allais faire le mariole à la télé, c'était pour prouver que ceux que l'on considère comme marginaux ont des choses à apporter, à raconter. Mais une fois que j'avais tapé sur la table, ça ne servait plus à rien de rester, ma croisade était terminée. Soudain, Oasis jouait dans les stades, le mainstream avait tout dilué, tout abîmé, tout lissé. Il était temps pour Pulp de se retirer.
Tu t'es senti utilisé, récupéré?
Je me devais d'explorer ce nouveau monde, d'aller aux galas voir comment les stars du cinéma mangent, d'aller aux avant-premières... Mais très vite, il m'a fallu revenir à mon ancien univers. Car le problème de fond, c'est que je ne suis pas très intelligent: je me ridiculisais dans ces endroits, je répondais à côté de la plaque... J'aurais aimé n'être que spectateur, mais il a fallu très vite être acteur. C'était comme La Rose pourpre du Caire: après des années à rêver dans la salle, je me suis retrouvé à l'écran. S'il n'y avait pas eu de vieux amis autour de moi pour me ramener à la réalité, je me serais peut-être contenté de cette vie, de sourire aux photographes avec un verre de champagne à la main... J'avais enfin, après des années sur la touche, réussi à être accepté pour me rendre compte que ce n'était pas si important que ça. Il y a beaucoup de handicapés de la vie dans les groupes. Il nous manque à tous quelque chose dans l'existence, qui nous force à vouloir faire nos preuves. C'est pour ça qu'on monte sur scène. Pour dire "Regardez-moi, écoutez mes opinions fantastiques sur la condition humaine"... Et pendant des années, même si nous n'avions pas de succès, ça me suffisait. Le groupe était mon excuse pour me maintenir en vie. De l'extérieur, j'avais l'air d'un paumé, mais j'avais ce groupe auquel m'accrocher, qui me faisait tenir. Alors je me mentais à moi-même, car si j'avais regardé ma vie froidement, rationnellement, ça aurait été trop déprimant. Tandis qu'avec le succès, je n'avais plus à mentir, à vivre dans mes illusions: j'étais devenu un membre à part entière de la race humaine, je le voyais dans le regard des gens. Si bien que d'un seul coup, tout mon monde fait de lutte et de rejet s'est écroulé. Il ne me restait plus que mon instinct et mes désirs. On pourrait me brûler sur un bûcher, ces deux choses resteraient pour toujours, ne fondraient jamais. C'est ça, mon hardcore, mon noyau dur. Il n'a peut-être que la taille d'un petit pois, mais il est indestructible.
Est-ce que le confort est un danger pour toi, pour ton écriture?
Il faut absolument l'éviter. C'est en ça que les artistes sont différents des êtres humains: ils agissent contre les lois de la nature, se mettent en danger alors qu'on devrait aspirer au repos psychologique. J'en arrive même à espérer le désastre, pour me fournir de la matière avec laquelle écrire. C'est une mentalité horrible. Ecrire des chansons, c'est facile, mais être un homme heureux, c'est un authentique défi. Je préférerais ne pas avoir à écrire des chansons, être en paix.
Comment as-tu vécu les changements à l'intérieur du groupe?
Le groupe a changé le jour où Russell Senior est parti. Nous avions tout traversé ensemble. Je suis fier que nous ayons pu en finir proprement, que nous nous parlions toujours aujourd'hui. Pour moi, c'était comme une séparation avec une copine, il y a eu la dépression, les soirs où je me suis soûlé, je rentrais en pleurant... "Oh non, je viens de faire la plus grosse connerie de ma vie"... J'aimais sa compagnie en tournée, car il se passionnait pour des choses étranges et, surtout, était systématiquement en désaccord avec tout le monde. Après son départ, il a fallu tout revoir car il aurait été stupide d'enregistrer à ce moment-là, comme prévu: nous aurions trop ressenti ce vide. Il fallait continuer à jouer coûte que coûte jusqu'à ce que cette absence ne nous saute plus aux yeux. Aujourd'hui, les choses sont revenues à la normale: nous nous engueulons sans arrêt (rires)...
D'une certaine façon, c'était une manière d'éviter une impasse dans laquelle le groupe paraissait engagé.
Après le succès de Different Class, nous ne pouvions pas aller plus loin dans cette direction. C'était la dernière fois qu'on pouvait se retourner et regarder la carrière entière de Pulp. Un morceau comme F.E.E.L.I.N.G.C.A.L.L.E.D.L.O.V.E remontait jusqu'à My Legendary Girlfriend... C'était l'aboutissement de ce qu'on essayait de faire depuis dix ans. Le départ de Russell a autorisé ce changement brutal et nécessaire.
Dans quel état d'esprit vous trouviez-vous au moment d'entamer l'enregistrement du nouvel album?
Il fallait absolument oublier que l'album précédent avait été un triomphe. Au début, nous nous sommes imposé des interdits, des barrières, pour ne plus regarder en arrière. Mais c'est impossible, on ne peut pas créer dans un tel carcan. Du coup, l'enregistrement a été compliqué. En partie à cause de ces satanés ordinateurs (sourire)... Contrairement à un musicien, ils ne répondent pas quand on les engueule, ça ne permet pas un débat. Quand on utilise ainsi une nouvelle façon d'écrire, on fait parfois fausse route. On s'en est rendu compte, on a rectifié. Si bien que ça a été tumultueux. Plus on vieillit et plus il est dur de trouver en soi les ressources. Il a fallu que je me fasse violence pour que ça vienne. Parce qu'entre 19 et 25 ans, je n'avais pas à réfléchir, je n'avais qu'à cataloguer les changements dans ma vie. Tandis qu'entre 28 et 34 ans, la vie se calme, il faut creuser plus profond, plus lentement... Désormais, la plupart de mes idées me viennent à vélo. Je ne peux plus écrire chez moi, à un bureau. Alors que si mon cerveau est principalement occupé à surveiller les feux rouges ou les voitures, là les idées viennent toutes seules. La phrase "Je ne suis pas Jésus-Christ, même si on a les mêmes initiales" m'est ainsi venue à bicyclette. Mais bon, je ne serai pas prêt pour le Tour de France: mon vélo n'a que trois vitesses et j'aurais l'air immonde avec des shorts en lycra.
Ce qui marque d'entrée sur le nouvel album, c'est sa gravité, son manque d'exubérance.
Je me sentais ainsi au moment de l'écrire. C'est vrai que c'est un album sombre. D'entrée, The Fear installe l'ambiance, par un commentaire sur la paranoïa. Mais à la fin, l'album s'apaise, j'y apprends à vivre avec mes névroses, avec les changements. Alors que moi, je hais les changements, je déteste les disputes, je voudrais que tout soit figé... Mais là, on savait qu'il fallait s'évader de notre son. C'est pour ça que This Is Hardcore est le premier single: un morceau violent, qui attaque nos anciennes frontières.
"S'évader", "attaquer": étiez-vous à ce point en guerre?
Ce qui m'a donné envie de faire de la musique, c'est le punk, cette lutte contre l'establishment. Et sans qu'on ait eu notre mot à dire, nous sommes à notre tour devenus des notables avec Different Class. J'étais à l'intérieur d'un truc alors que ma place, depuis toujours, avait été à l'extérieur. Je ne veux pas me la couler douce, je ne veux pas de secrétaire particulier, de garde du corps quand je vais acheter mon lait. Je ne veux pas payer des gens pour me dire que je suis génial. La vraie vie, c'est ma matière première, je ne peux pas me permettre de perdre le contact. Et là, j'avais l'impression d'être un vendu, de ne plus faire d'efforts.
On sent que, musicalement, vous avez refusé cette fois toute recette.
J'avais toujours trouvé que les gens se concentraient trop sur mes paroles. Alors qu'elles n'existaient que par la musique, qui me donnait mes idées de textes, mes directions. Il fallait rétablir l'équilibre. C'est pour ça que sur plusieurs morceaux il y a des passages entiers où je ferme ma gueule. Une minute sans que je ramène ma science, c'est du jamais vu (rires)... On ne sera malheureusement jamais capables de jouer aussi bien que Radiohead, mais on fait des efforts... C'est comme pour ma voix: je n'ai pas pris de cours de chant, j'arrive à chanter à peu près juste, mais je sentais que cette fois-ci, il fallait la pousser un peu, la sortir de ses habitudes.
As-tu été touché par des voix que tu aurais pu découvrir entre les deux albums?
Pour une fois, j'ai plutôt écouté mes contemporains, notamment beaucoup de dance-music venant de France. J'aime beaucoup Air surtout Premiers Symptômes, même si j'ai été choqué par l'ampleur du marketing, qui ne correspond pas à la légèreté de cette musique. J'écoute sans arrêt la compilation Paris Is Sleeping Respect Is Burning, surtout Catalan FC... J'ai une théorie, si elle vous intéresse: comme nous sommes arrivés à la fin du siècle, soudain il est apparu une musique du xxème siècle, qui englobe tout ce qui s'est passé. C'est ce qui explique ce côté passionnant des musiques expérimentales, surtout dans le milieu de la dance. Alors que moi, pendant des années, je n'ai écouté que de la musique de la fin des années 60, du début des années 70. Je ne me sentais pas chez moi dans les années 80. Scott Walker possédait beaucoup plus de profondeur que tous mes contemporains. Aujourd'hui, je ne ressens plus le besoin de l'écouter, d'autres gens autour de moi prennent des risques.
Es-tu nostalgique ou ravi d'avoir 34 ans?
J'espère ne pas être nostalgique, je suis content d'être vivant aujourd'hui, je serais comblé d'être enfin responsable, père (long silence)... Quand je repense au gamin que j'étais, c'est toujours avec tendresse. J'étais naïf, né au mauvais endroit je n'avais rien à faire dans une ville aussi industrielle et déprimée que Sheffield, moi qui ne rêvais que de fusées, d'espace. Je n'avais aucune chance dans la vie, dès le départ. Si je croisais ce gamin dans la rue, je penserais "Quel rêveur! Tu n'as aucune chance de mener tes rêves à bien." Comme quoi, ça paie parfois de vivre coupé du monde, dans un univers de rêve et d'illusions. A cette époque, je rêvais toujours d'être né à une autre époque, d'avoir été adulte pendant les sixties, de participer activement à cette révolution. Une révolution bien apathique, hein: pour foutre le feu, il n'y a que les Français.